Choucroute à la pluie (recette gastronomique)

by Le stress : une maladie de civilisation

"Aujourd’hui, c’est moi qui m’y colle ! »

Les mots étaient sortis tout seuls, ils s’étaient élancés dans l’air chargé de poussière du salon, et Marc les avait regardés filer vers leur cible ; maintenant qu’il ne pouvait plus rien y faire, il se sentait presque aussi léger qu’eux.

Bientôt, le visage de Linda émergea au-dessus des coussins défoncés du canapé. Un point d’interrogation était accroché à son regard enfiévré par le sommeil. Elle se frotta les yeux en grimaçant, emmitouflée dans un vieux pull d'homme beaucoup trop grand pour elle, puis elle promena son regard aux quatre coins de la pièce avant de capter la présence de Marc en ombre chinoise adossée aux huisseries de la fenêtre. Linda souffla bruyamment, étira ses longs bras dans tous les sens, comme pour vérifier leur parfait état de fonctionnement, puis elle s’extirpa du canapé avec l’agilité d’un gros matou. Son ventre rond de femme enceinte laissa Marc, comme à chaque fois qu’il tombait dessus, un instant abasourdi. Comme à chaque fois, elle ne prêta pas la moindre attention à son trouble ; elle traversa la pièce sur la pointe des pieds et vint se planter juste sous ses narines pour inspecter l’intérieur de ses trous de nez (ce qu’il détestait par-dessus tout).
Tu peux répéter ce que t’as dit ?
Il aurait voulu la frapper à grands coups de poings dans la gueule, oui, c'était ainsi, de plus en plus souvent. Un torrent de vomi qui lui brûlait le fond de la gorge sans jamais sortir. Des images fortes, disparates, sans lien apparent entre elles impressionnaient alors violemment sa rétine, jusqu'à ressentir une brûlure intense. Elles s'entrechoquaient bruyamment dans son cerveau comme des glaçons, se juxtaposaient en transparence à la réalité, jusqu'à en rendre la lecture presque impossible. Il avait bien du mal à retenir ses images en lui, aussitôt elles s'effaçaient de sa mémoire. Il se voyait, raide, le regard dur ou plein d'empathie, toujours en noir et blanc, des images du passées ou bien avenir, ou bien tel qu'il aurait pu être, tel qu'il s'imaginait qu'il aurait dû être. Parfois une Mercedes Classe S de couleur dorée, celle qu'il avait possédée quelques années auparavant, passait devant ses yeux dans le feulement tranquille de son V6. Il y avait aussi des visages de femmes, certaines qu'il avait eu, d'autres qu'il aurait rêvé d'avoir, il y avait toutes ces occasions manquées, et aussi quelques paroles qu'il regrettait et qui résonnaient dans un brouhaha à peine audible. Ce téléscopage ahurissant durait à peine le temps de s'en apercevoir. C'était comme un tremblement terre qui l'assaillait soudain et disparaissait, le laissant K.O. Et désemparé. Marc esquissa une sorte de sourire affecté qui le ramena au calme. Il saisit le trousseau de clefs posé sur le meuble de l’entrée, puis il repoussa du pied les assauts du chien et enfila un blouson. Comme il sortait sans même se retourner, sans une parole, Linda attrapa son sac posé négligemment sur une chaise et se glissa derrière lui dans l’obscurité du palier.
Je viens avec toi, dit-elle en allumant la lumière trop crue du couloir.
La voix de Linda résonnait entre les murs avec des accents de gamine délurée. Marc préféra l'escalier à l'ascenseur. L'enthousiasme que contenait sa voix l'exaspérait, il lui fallait filer au plus vite de cet endroit avant que son cerveau ne parte en vrille une fois encore. Avec Linda, c'était toujours super, génial, ou trop cool ! A quarante-trois ans, c'était ridicule. Ridicule et pathétique. Il y avait sans doute eu un temps où cela avait été sa manière d'appréhender l'existence, mais aujourd'hui, sa vie à elle, leur vie à eux deux ne ressemblaient à rien de très cool ou de génial. Leur vie était un champs en jachère bouffé par les mauvaises herbes de la déception, un petit désert au milieu de rien. Et cet abîme devant ses pieds plongeait Marc dans une colère froide et muette, sans autre ennemi à détester que lui-même. Et comme il ne pouvait s'y résoudre tout à fait, sa colère redoublait encore, grossissait immanquablement, projetant en l'air des images sombres de dents explosées, de sang qui jaillit de plaies purulentes, ses poings qui déchirent ses vêtements, ses poings battants une poitrine beaucoup plus musclée et impressionnante qu'elle ne l'est en réalité. Après quoi il restait défait et incapable de de la moindre réaction, face au vide.
Linda ouvrit grand la porte de la cage d'escalier, laissant pénétrer un large rectangle de lumière blafarde qui sembla se jeter sur Marc et le paralysa tout net : « Attends-moi mon ange ! »
Marc, foudroyé par la rafale de mots niaiseux, se tourna vers Linda :
Bordel de merde ! Tu vas pas venir avec moi faire ces putains de courses alors que ça fait des semaines que je me fous de tes « pates-riz-purée » qu'on bouffe à tous les repas. T'en as donc pas marre que je te pourrisse tout le temps ? Je te l'ai dis, aujourd'hui, c'est moi qui m'y colle. Moi, et personne d'autre !
Linda le fixait bouche bée. Elle ne connaissait pas l'homme qui venait de s'exprimer. Marc ne l'avait pas habitué à se positionner. Il en était lui même tout surpris. Elle souria le temps de se chercher une contenance, de penser quelques chose de la déclaration qu'il venait de faire. Finalement, ses grands yeux verts se plissèrent, ils étincelaient de milles petits feux espiègles comme elle savait si bien le faire. Elle s'exclafa : « Ouah ! Trop cool ! ».
Marc prit sur lui et acquiesca : « Trop cool »
Alors ?, finit-elle par demander. Qu’est-ce que tu vas nous proposer?
Moules-frites ? »
Tu te fous de ma gueule ? », lâcha Linda dont le visage venait de prendre vingt ans. « Tu vas aller les piquer au resto de ton cousin, et t’auras encore rien fichu ! »
Linda resta plantée devant Marc. Elle avait cette manière bien à elle de vous exhiber sa peau grise et grasse, ses chaires fatiguées et molles, comme on vide son sac à reproches, comme on soulève le tee-shirt pour montrer des cicatrices anciennes. Marc préféra baisser les yeux, il connaissait trop bien son expression empreinte de mépris et de lassitude entremêlées. Linda cherchait la confrontation, une explication à sa lâcheté, à ces mensonges minables qu'il lui servait. Elle aurait voulu comprendre ce chaos dans lequel il se perdait, quel sens cela avait pour lui, mais il n'avait jamais d'explication à fournir, Marc ne savait qu'abandonner et courber l'échine. L'exaspération explosive qui le submergeait par instant, ses gueulantes pour un rien, cette putain d’incapacité à aller au bout des choses, à se concentrer plus de dix minutes sur quoi que ce soit, ses changements de boulots, les bonnes excuses à la con qui en découlaient, toujours les mêmes, ses dépenses incontrôlées pour ne pas se sentir frustrer, l’alcool, le Loto, tout ça. Ce souterrain lugubre qui glissait dans ses veines ne prenait jamais sens.
Marc savait qu'à force de tirer sur l’élastique qui les unissait, lui et Linda depuis sept ans, il prenait le risque de le voir péter pour de bon. La chose était garantie. Et si une part intime de Marc le désirait secrètement, il savait qu’il n'avait rien de bon à y gagner. Il ne pouvait pas laisser les choses filer de la sorte sans réagir. Marc devait au moins ça à Linda : se battre pour tenter de sauver leur histoire, montrer qu'il lui donnait de l'importance. Et l’amélioration du climat entre eux commençait par la bouffe. Enfin il lui avait semblé que c’était une bonne manière de repartir du bon pied.
Cela ne devait pas être irréalisable, et bien évidemment, il fallait que cela sorte de l’ordinaire ; de leur ordinaire à eux en tout cas. Marc devait la bluffer, qu’elle n’en revienne pas. Le goût au final, ils s’en fichaient un peu.
- Choucroute », lança Marc sans réfléchir. « Faites maison, avec de la vraie saucisse, et tout, et tout, on en a jamais fait. Qu’est-ce que t’en dis, Linda ? »
Linda fronça les sourcils. Elle lui fit l'effet d'un chien fixant son maître qui enfile ses chaussures.
- T’y arriveras pas », siffla Linda entre ses dents serrées, prête à mordre de plaisir. « Impossible. »

Marc se fendit d’un large sourire de conquistador. Il profita de cet instant ; il avait marqué un point.
Je reviens dans une demi heure, et je me mets au fourneaux !
Elle ria d'une voix claire. Cette fois, Marc aima son rire. Il lui adressa un grand baiser de la main, puis descendit les quelques marches qui le séparait du rez-de-chaussée quatre à quatre.

Dehors, le ciel gris et bas crachait des traits d’eau glacée. Marc rentra la tête dans les épaules et il pressa le pas. Son propre visage lui apparut alors furtivement, comme éclairé par la lumière blanche d'un éclair. Son estomac se noua. Une expression de vainqueur tranquille habitait ce clone fantomatique ; il lui avait semblé plus jeune que lui, plus fort, plus intense. Mais il était déjà trop tard. Marc était seul, rincé par la la pluie. Il remarqua qu'il avait cessé de marcher, il pensa un instant à son cousin Dominique. L’idée de se rendre à son restaurant ne lui avait même pas effleuré l’esprit, il aurait pu le jurer, pourtant c’était bien ce que Marc aurait fini par faire. Linda avait raison. Encore et toujours raison. Ils le savaient tous les deux et cela en devenait désespérant. Quoi qu'il fasse pour tenter d'exister en dehors de ses chaînes, Marc se débrouillait, bien malgré lui, pour semer les petites graines de son futur renoncement. Il avait remarqué cela à maintes reprises. Dans chaque solution qu'il trouvait pour se sortir de la merde, la merde était là, à la base de tout, comme un ciment puant. Cette vérité intangible de sa vie semblait couler dans ses veines comme un petit torrent de plomb. Il décida de ne plus y penser. Il s'était fixé une mission : pas trop compliqué, mais d'importance aux yeux de Linda. Il avait déjà frôlé la sortie de route.

C’est l’histoire d’un type qui n’a pas de boulot, et qui n’en cherche pas (n’en cherche plus), un type fatigué de lui-même à force de rater sa vie, de s’éloigner un peu plus chaque jour de ses rêves d'avant, au point parfois de se demander qui est ce vieux con aux yeux pochés, à la peau mal rasé et aux dents grises et mal alignées, qui le regarde fixement tous les matins à travers le miroir de la salle de bain. C'est une sale histoire qui forcément finira mal, il le sait confusément. Il le sait, simplement il préférerait que cela arrive le plus tard possible.

Marc surveilla l'agitation du boulevard avant de traverser, il remarqua une jeune femme qui passait sur le trottoir d'en face. Peut-être une étudiante. D'ordinaire, il tombait raide amoureux une à deux fois par jour, au hasard d'un regard croisé au coin d'une rue ou dans un café. Pour un oui ou pour un non. Il était touché par un port de tête élégant, émoustillé par un rire franc, la courbe d'un joli cou. C'était chaque fois une petit apocalypse qui le saisissait par surprise, un sentiment de désarroi profond. Instantanément, sa gorge se nouait. Il aimait ces moments là, quand il éprouvait de la gêne à respirer alors qu'une vie tout entière se dessinait, prenait corps autour de cette « rencontre » silencieuse. La douceur ou la dureté d'un visage, la façon de porter les vêtements, l'éclat du regard imposaient autant de scénarios différents auxquels Marc se soumettait avec la souplesse d'un chat de gouttière. Et lorsque ces promesses d'avenir se brisaient à l'angle d'un carrefour, Marc avait toujours l'impression étrange que la vie l'abandonnait. Il se sentait immanquablement éreinté et perdu, et il le payait presque à chaque fois de deux jours ou trois de dépression gratuite. Mais aujourd'hui, il sentait une menace planer au-dessus de lui, il le savait comme les chiens ressentent l'imminence de la catastrophe. Sans comprendre pourquoi, la crise de panique n'était pas loin. Et il voulait se rassurer en agissant pour influer le cour des choses. Il tenait peut-être davantage à Linda qu'il ne l'avait pensé jusque là, peut-être était-ce simplement cela l'amour : la peur ; la peur effrayante du vide.

Chez ED, l’Épicier, il n’y avait pas grand-chose, comme d’hab. Marc fila voir les saucisses sous plastique. Marc sortit tout ce qu'il avait en poche. Quelques pièces de 1 cent d’Euro, des deux, des cinq, des dix centimes et des vingt, une pièce d’un Euro. En tout, deux euros et vingt-sept centimes surnageaient dans le creux de sa main. Il y avait aussi un petit galet en forme de coeur aplati en granit de couleur gris foncé. Cette pierre le suivait partout depuis l'été de ses 22 ans. Il l'avait ramassé sur une plage proche de Lannion dans les Côtes d'Armor, en Bretagne. Il l'avait trouvé incroyablement douce et agréable à manipuler. Il le ressentait d'ailleurs toujours avec la même intensité vingt après. A force de ne pas la perdre, cette pierre ramassé par hasard était devenue une sorte de porte-bonheur. Il la serra très fort en pensant qu'elle allait peut-être enfin avoir une raison d'être. Tout ce temps dans ses poches de pantalon pour se rendre utile aujourd'hui ; qui sait ? Le challenge ne serait pas si facile à relevé qu'il y paraissait. La couleur orange fluo des saucisses n’était pas encourageante, le prix par contre (0,47 euros) était O.K.. Marc prit le paquet et le posa dans son panier métallique, il prit aussi un paquet de lard. D'un geste rapide, il le glissa dans son blouson. Il faisait ça mieux que personne. Il était vif, précis et il n'hésitait pas, il ne cherchait jamais à vérifier si on le regardait. Le secret d'un bon chapardage était là.
Marc rejoignit Linda devant la vitrine. Elle ne l'avait pas remarqué. Il resta sans bouger dans son dos. Elle s'était penchée pour mieux lire les prix indiqués sur les bouteilles. Marc aurait pu dire quelque chose comme « On y va Betti », mais il en fut incapable, il resta planté là. Une fatigue écrasante le submergeait tout à coup. Ses mâchoires se soudaient l'une à l'autre et ses bras se raidirent comme du bois mort. Que se serait-il passé si Linda s'était retournée ? Que se serait-il passé si Marc avait rejoint la lycéenne sur le trottoir d'en face ? Il n'en saurait jamais rien. La présence de Linda devant cette vitrine, son acharnement à lire les étiquettes avait quelque chose de choquant, de dégradant, il n'aurait pas aimé la rencontrer dans ces circonstances. Il aurait fui. Sans Linda, sa vie, sûrement, n'aurait pas été mieux, il ne se faisait aucune illusion, elle eut simplement été autrement, sous d'autres hospices. Marc suait, il avait de la fièvre. Il fit un pas en arrière, un pas lourd. Il avait du mal à respirer, il suffoquait presque. Le sang battait ses tempes comme des coups de marteau piqueurs. La lumière crue de l'endroit, la son de casserole qui sortait des enceintes et déchirait l'air se mélangeaient pour former un chaos cinglant, âcre. Des ombres circulaient entre les rayons à toute vitesse, dans le flou, dans un crissement métallique de chariots, entre les traits blancs des néons du plafond, dans une odeur de javel et vin rouge mélangée. Il pensa qu'il était en train de mourir, qu'il se payait une attaque cérébrale, il eut envie de chier, de se vider les tripes. Il traversa ce charivari humain à la recherche d'un peu d'air.

Les portes automatiques s'ouvrirent devant lui et il sentit l'air froid et noir du boulevard le happer et lui gifler le visage. Il ne distinguait plus rien qu'un brouillard infini, des couleurs et des bruits dépourvu de sens se bousculaient, la pluie lui piquait les yeux, mais peut-être était-ce les larmes, il lui sembla qu'un éclair zébrait le ciel. Il inspira une profonde bouffée d'air frais et traversa le boulevard droit devant lui, sans regarder, il ne prêta pas attention aux coups de klaxons, parfois il aimait prendre des risques. Marc marcha droit devant lui.

Marc pensa à sa mère, au vide sidéral qu'elle lui avait laissé en héritage, il se sentit forcément très seul.

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