Sur la ligne

by Le stress : une maladie de civilisation

Il puait. Une sale odeur de pieds. Tout le monde l'avait capté à peine était-il monté dans le wagon. Il paraissait cinquante ans. Ne devait guère en avoir plus de trente. Il était maigre, portait des sapes luisantes de crasse rapiécées de toutes parts, ainsi qu'un bonnet de marin élimé. Il avait la gueule ravagée et flasque, le menton prognathe et plus de dents du tout. Vautré sur un strapontin, il nous matait, jambes écartées et la tête rentrée dans les épaules. La gêne était palpable dans le wagon. Plus personne ne parlait.
- Tsss, lâcha l'espèce de débris en détournant les yeux vers la fenêtre.
Les ampoules blafardes dansaient à toute vitesse dans le tunnel au milieu des hurlements de métal et des éclairs blancs qui fusaient au hasard des ruades du métro. Le type agitait nerveusement un pied sur le sol, il se tordait les doigts dans tous les sens. Il avait des traits et des poings grossièrement tatoués sur chacune de ses phalanges, les veines saillaient, énormes, sous sa peau blanche.

Quand la rame s'immobilisa dans le tunnel, les lumières du plafond basculèrent aussitôt sur le réseau de secours, nous plongeant dans une demi obscurité. Le silence de mort qui régnait tout à coup dans le wagon sembla réveiller le SDF qui se dressa lentement sur ses jambes. On aurait dit un mort vivant. Son regard brillait d'une lueur glacée, et tout le monde serrait les fesses. Moi surtout, car j'étais assis en face de lui et il ne me lâchait pas des yeux. J'avais beau baisser la tête, je sentais son regard posé sur moi.
- Six ans. Ça fait six ans que je parle tout seul dans le métro, dit le type avec une sale une voix nasillarde à la Donald Duck. J'ai même plus de voix à force.
Personne ne répondit.
J’étais là, dans mes jolis vêtements propres, les bras chargés de paquets cadeaux pour l’anniversaire des jumeaux. L'heure du dîner approchait, le cliquetis des couverts en argent rythmerait bientôt les conversations de la soirée familiale, toujours à peu près les mêmes : convenues et sans grand intérêt. En attendant mes mains humidifiaient imperceptiblement le papier d'emballage de la Play Station que m'avait réclamé Lulu ; pour le lapin de Vincent, le problème était différent, il était si gros qu'il "voyageait" à même le sac plastique du grand magasin et j'avais beaucoup de mal à le maintenir à l'intérieur, coincé sous mon coude gauche. Si l'autre débile le voit, pensai-je, j'suis foutu. Cette énorme peluche toute blanche, ses rondeurs poupines et ses grandes oreilles rigolotes, me paraissaient représenter une provocation insupportable pour qui manque cruellement d'affection. Et je tenais par-dessus tout à ma tranquillité.
- Y a quelqu'un ? Hein ! Tas de cons, y a quelqu'un ? Les mecs ? Qu’est-ce que vous dites ?
Le gars postillonnait à tout va dans le wagon. Il ne semblait pas saoul, juste complètement barré.
Vivement que le métro redémarre que je puisse rentrer chez moi. Et puis il y avait toutes ces huîtres à ouvrir. Jean, mon beau-père, allait être de la partie. On se retrouverait seuls dans la cuisine, comme chaque année. Pourquoi avais-je attendu le dernier moment pour acheter les cadeaux ? Pourquoi, bordel de merde ? J'entendais déjà les réflexions assassines de la belle-mère si jamais j'arrivais à la bourre. Je serais encore une fois le raté de service, le sale fainéant sans envergure. Et Sophie qui ne dirait rien pour me défendre.
- Un franc, Madame ?, demanda Donald Duck. C'est pour manger.
Il attendit un long moment sans ciller. Pas de réponse. Personne n'osait plus respirer. Et voilà qu'une oreille du lapin venait de m'échapper et se dressait maintenant droit en l'air devant mon visage. D'un geste preste, j'enfonçai la tête de l'animal et ses foutues oreilles aussi profond que possible à l'intérieur du sac. Le clodo qui ne s'était aperçu de rien se redressa et sourit à l'assemblée.
- Six ans que ça dure. Depuis le jour où j'ai tout perdu : mon taf, mon studio. Je suis l'homme invisible, mesdames messieurs. L'homme invisible, c'est moi.
Il porta ses deux mains autour de sa bouche pour faire porte-voix et se mit à crier de toutes ses forces :
- Vous êtes tous des fumiers, tas de pédés, des putains d'égoïstes et aussi des sales enculés plein de merde !, hurla-t-il en guettant une réaction. En vain.
Combien de temps encore allait-il s'obstiner à nous cracher ses histoires à la face ?
- Bienvenue dans la quatrième dimension !
Un minuscule crachat que j'espérais invisible s'écrasa sur mon front. En plein milieu. Je fis mine de rien, mais cette présence humide sur ma peau me faisait horreur. J'aurais voulu pouvoir hurler et m'essuyer, courir me laver mais je me suis écrasé et j'ai serré les dents.
Il croisa les bras et se prit le menton entre le pouce et l'index. Il remonta le couloir central à la manière d'un vieux prof faisant la dictée. On n'entendait que le chuintement de ses pas sur le plancher. Après un moment qui paraissait ne plus devoir finir, il sortit une pièce de monnaie de sa poche.
- Je donne cent balles à celui qui me dit quelque chose, n'importe quoi, c'est vous qui voyez. Ça marche ?
Devant le peu de réaction, il s'empressa de sortir une seconde pièce.
- Eh ! Dix balles, c'est honnête ?
Mais comme personne ne parla, il se renfrogna de nouveau, et avec une violence inouïe, lança la pièce de dix francs à travers le wagon.
- Je sais pas qui est l'auteur du scénario, mais cette putain d'histoire ne me plaît pas du tout. Elle est pas drôle la blague, alors parlez ! Parlez, bordel de merde !
Les yeux exorbités, il donna un énorme coup de poing dans une vitre, puis un coup de pied.
- Dieu ! Où êtes-vous Seigneur ? Dites-moi si je suis mort ? Ou si je dors ?
Je me tassai littéralement sur mon siège, incapable du moindre geste, tétanisé par la perspective effrayante que ce type sorte un couteau ou qu'il se jette sur moi pour m'étrangler. J'avais chaud, de plus en plus chaud, engoncé dans mon épais manteau de laine, et je commençais à avoir des fourmis dans le bras. Je ne pourrais pas tenir indéfiniment ainsi.
- Si c'est moi le problème, au moins parlez entre vous, dit-il d'une voix posée, détachant bien chaque syllabe pour être certain d'être compris.
- Est-ce qu'il y en a un qu'est capable de souhaiter une bonne journée à son voisin ?
Silence pesant.
- J'attends, dit-il en se tournant sur lui-même, le regard plein de fureur et d'angoisse mêlées. J'attends, bande de trous duc, hurla-t-il avec sa putain de voix de canard qui s'étranglait dans sa gorge. Parlez, que je me réveille, bordel ! C'est pourtant pas dur bordel, beugla-t-il en traversant le wagon. Toi !
Et il pointa du doigt un freluquet d'une quinzaine d'années.
- Allez, vas-y nom de Dieu... Bonjour, Madame. Allez ! Salut, Monsieur, qu'est-ce que ça peut te foutre de dire deux mots ?
Rien.
Il fit volte face et pencha son visage à quelques centimètres d'une brune élégante qui troussa les narines avec un mélange d'effroi et d'écœurement. Pour ma part je serrais très fort le lapin de Vincent qui me semblait maintenant se battre contre moi. Mes muscles, totalement privés d'oxygène, étaient aussi durs que la pierre. Je sentais la douleur de plus en plus lancinante d'une crampe remonter lentement le long de mon poignet droit ; ce n'était plus qu'une question de minutes, peut-être moins, le lapin allait gagner. Pourquoi je suis monté dans ce putain de wagon, moi ? Seul un bébé dans les bras de sa mère semblait fasciné. Il regardait Donald Duck de ses grands yeux noirs tout neufs et il agitait les bras en signe de joie.
- Très bien, bande de tarlouzes, vous l'aurez voulu !
Cette fois on glissait carrément dans le fait-divers. L'espèce de dingue était en train de baisser son froc. Il était déjà rouge de colère mais la haine le faisait presque virer au bleu violacé.
Donald Duck sortit sa queue d'un slibard grisâtre et il agita son bazar devant tout le monde avant de renverser la tête vers le plafond.
- Eh ! Dieu, ou qui que vous soyez, regardez cette bande de sales hypocrites. Regardez !
Il courait dans l'allée, il riait.
- Je me demande qui c'est le plus clochard, moi, ou eux ?
Puis le dingue s'immobilisa et se tourna vers le nourrisson.
- Qu'est-ce t'en dit, man ? Ils nous voient pas, dit-il en postillonnant au nourrisson. Ils nous voient même pas ces enculés. Alors pourquoi je me gênerais, hein ? Dites-moi, vous, pourquoi ?, hurla-t-il en passant dans les rangs. Boum ! Boum ! Finis vos sales gueules !
Il gesticulait comme un pantin désarticulé et arracha un livre des mains d'une mamie.
- Donne-moi ça, salope !
- Soyez chic !, implora-t-elle aussitôt.
Donald Duck se figea.
- Elle m'a vu. Tu te rends compte, elle m'a vu, man. Alléluia ! Je lui ai piqué son truc et elle m'a vu la vieille. Tu piges gamin, le seul truc auquel ils croient tous, Dieu, c'est le pognon.
Donald Duck fouilla fébrilement ses poches et balança toutes ses pièces de monnaie dans le wagon.
- Un franc pour vous, bande de clochards ! Enculés, ramassez !

Une goutte de sueur était suspendue au bout de mon nez. Je la sentais qui pendait lourdement, irrémédiablement attirée par le sol. Les yeux clos, je serrai les dents sans plus respirer. Ça va être mon tour, me suis-je dit. Ça va être mon tour. J'eus une pensée pour les bonbons fantaisies que j'avais oublié de passer prendre chez le boulanger. Pensée déplacée. La seule qui m'était venue. Puis l'intolérable nécessité humaine reprit le dessus, mes poumons insufflèrent mécaniquement un grand bol d'air et la goutte de sueur que j'avais sous le nez lâcha prise ; le gros lapin blanc de Vincent m'échappa et fit un bond hors du sac plastique du grand magasin, révélant à tous ses immenses oreilles blanches qui battaient l'air joyeusement et deux grands yeux noirs malicieux.
Le dingue se tourna vers moi et son visage s'éclaira. Il me sourit presque tendrement puis il écarta délicatement mes mains qui tentaient de planquer l'horrible chose.
- Fais voir ce que tu caches, man, dit-il.
Il exhiba le gros lapin blanc devant tout le monde.
- Eh ! Regardez-moi ça, un gars romantique on dirait.
Il me donna une tape amicale sur l'épaule pour m'humilier encore davantage et je le regardai s'éloigner avec mes cadeaux. Ma lâcheté me faisait horreur. Je le laissai déballer méticuleusement la Play Station de Lulu. L'idée de ne pas rentrer, de disparaître à tout jamais, me traversa l'esprit.
Quand je relevai les yeux, il valsait avec le lapin de Vincent et il riait. Il riait et il chantait, le froc sur les genoux.
- Allez, parle maintenant, me dit-il. Parle.
Puis il retourna le lapin et fit mine de le sodomiser sauvagement. Il me narguait. Le fumier. Je ne pouvais pas le laisser faire. Le lapin de mon fils. Enculé par un clochard. Donald Duck. Je me suis dressé d'un bond, poings serrés. Il me fixait avec son regard de fou.
- Allez encore un effort, dis-moi quelque chose.
J'étais furieux et pris de panique. Il me terrorisait. Que pouvais-je faire ? Trop tard pour reculer. Il me souriait. Oui, il souriait. Les narines palpitantes, je serrai les dents et levai brutalement le genou. Qu'aurais-je bien pu faire d'autre ? J'avais si peur. C'était lui ou moi. Et depuis toujours ça avait été lui. Le grand perdant. Il n'y avait pas de hasard. Aucune raison que cela change. Son regard s'éclaira un instant, cristallisé par l'étonnement, puis il s'embruma et Donald Duck s'écroula sur le sol en geignant, les mains protégeant ses pauvres couilles brisées. Pas possible de le laisser reprendre ses esprits. Elle est pas belle la vie. Pour personne. Je lui fracassai l'estomac. À coups de pieds. Une fois. Il le fallait. Je tapais, tapais encore pour qu'il reste tranquille, qu'il ne crée plus de problèmes. Il ne faut jamais faire les choses à moitié dans la vie. C'était son erreur. Je me mordais les lèvres à les faire éclater, j'y mettais tout mon cœur. Son pauvre corps se tordait, se soulevait sous les coups. Je sentais ses côtes s'enfoncer sous le cuir gras de mes Timberland. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? Il l'avait cherché.

Soudain la lumière revint dans le wagon, les moteurs électriques de la rame se remirent en route et la tension retomba brutalement. Les sourires réapparurent sur les visages, Donald Duck ne bougeait plus, la vie pouvait reprendre son cours.


Ligne 4 du métro parisien,
le jeudi 2 novembre 2000

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