Un matin sur la terre

by Le stress : une maladie de civilisation

Difficile de dire quel temps il faisait. C'était pourtant l'été. Je me sentais comme une coque vide qui ne demandait qu'à s'emplir de quelque chose, ce pouvait être d'amour ou de haine, de milk-shake à la fraise ou d'un infini désespoir. Ce dimanche matin s'étirait en longueur. Midi approchait, mais le soleil tardait à se lever. Pour tout dire, il avait même plu quelques minutes plus tôt. Trois gouttes lourdes et chaudes avaient dégringolé du ciel pour s'écraser sur le macadam. Infime battement d'aile de papillon à la surface de la terre. Impacts dérisoires sur le trottoir mais que je ne parvenais plus à quitter des yeux. Je pensai à toutes ces particules d'eau minuscules maintenues en suspension par des colonnes d'air chaud, quelque part au-dessus de l'Atlantique. Cumulo-nimbus, altocumulus, cirrostratus. Je pensai à tous ces jeux savants de fluides en mouvements, à ces milliers de kilomètres parcourus, toute cette énergie dépensée, tous ces petits hasards mis bout à bout pour les voir arriver là, nuages maussades juste au-dessus de nos têtes. Mille mètres de chute libre et basta.
Une sensation de vertige m'envahit tout à coup. Va savoir pourquoi, je me reconnaissais dans ces gouttes de pluie éclatées sur le trottoir. Frère de sang. Des centaines de paires de chaussures les écrasaient sans même les voir et le spectacle me désespéra un peu plus. Je me demandai quel géant allait me piétiner à mon tour en pensant à autre chose. Que nous réservait ce jour de plus, qu'allait-il bien pouvoir en sortir ?

C’est alors qu’une paire de chaussures en toile s'immobilisa sur la chaussée. Je levai les yeux, interrompant net le cours de mes pensées ; un jeune homme en bras de chemise inspectait le ciel avec une moue dubitative. Il ouvrit avec soin un immense parapluie aussi vaste qu'un parasol et d'un bleu éclatant. Il se glissa dessous et remarqua alors une jeune femme qui le fixait depuis le trottoir d'en face. Elle était jolie. Il a souri et la jeune femme détourna le regard en rougissant. Cela aurait pu s'arrêter là. Cela aurait dû. Mais le jeune homme approcha. Timidement. Il leva son parapluie en guise d'invitation, les joues de la jeune femme s'empourprèrent encore une fois, mais son regard, lui, s'illumina. Il se passait quelque chose entre eux et cela les dépassait. Il n'y avait rien à comprendre. A cet instant précis, le monde n’existait plus que pour eux, c’était même sa seule raison d’être, il ne servait à rien de résister. Alors malgré sa peur, la jeune femme a rejoint le jeune homme sous l'immense parapluie bleu. Serrés l'un contre l'autre ils ont tourné à l'angle de la rue en riant, et ils ont disparu vers Dieu sait quoi.
Une larme salée a glissé sur ma joue. Elle a fait une chute d'un mètre soixante-treize pour se mêler aux trois gouttes de pluie perdues sur le macadam. Trois gouttes de pluie venues jouer leur infime partition dans la bonne marche du monde.
J'ai inspiré profondément. Je me sentais toujours comme une coque vide qui ne demandait qu'à s'emplir de quelque chose, et je savais bien de quoi. C'était d'amour. J'avais rencontré une danseuse espagnole quelques jours plus tôt et ses lèvres me manquaient atrocement.

Quelques heures plus tard, penché à la fenêtre d'un train de nuit, je regardais les nuages dans le ciel se teinter de rose en approchant de l'horizon. Je filais vers Madrid, bien décidé à me laisser porter par le vent, bien décidé à vivre un peu. Mais ceci est autre histoire, un autre matin, dans un autre pays...



À Béatriz.

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